Manières d'être vivant de Baptiste Morizot présenté par Jean-Daniel Marchand

Mittwoch, 9. Dezember 2020

"Nous avons inventé la première cosmologie qui postule que nous ne sommes pas tenus à des égards envers le monde qui nous a fait" (p.281)

L'originalité de "Manières d'être vivant" du philosophe Baptiste Morizot (Les Liens qui Libèrent / 2020) réside dans la façon d'aborder notre relation avec la nature, mêlant l'intellect et le sensible, faisant percevoir une humanité héritière d'une évolution continue du vivant. Son approche met l'accent sur les relations étroites que l'homme devraient entretenir avec la nature.

Cadre général

L'auteur est non seulement philosophe, mais également un pisteur de loups qui cherche à comprendre la relation que les loups sont susceptibles d'entretenir avec leur environnement (bergers, moutons, montagne). Cette démarche l'amène à percevoir une communauté de destin et à rappeler la filiation qui existe entre tous les êtres vivants : l'homme, finalement, doit son existence et ses facultés à l'ensemble des êtres vivants qui l'ont précédé sur Terre depuis les origines. L'auteur s'interroge sur les raisons qui ont amené l'homme à se dissocier de la nature en examinant les rôles joués par la philosophie antique, la religion et le siècle des Lumières. Il finit par nous inciter à rechercher de nouvelles voies pour repenser nos relations avec la nature et le vivant, au-delà des habitudes de pensées qui nous isolent d'un cosmos dont nous ne sommes qu'une partie infime, destinée à évoluer encore.

Pisteur (de loup)

"Le pistage, au sens large, est une expérience très nette d'accès aux significations et aux communications des autres formes de vie. Est pisteur tout humain qui active en lui une attention enrichie au vivant hors de lui, qui l'estime digne d'enquête et riche de signification. Ce style d'attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés qui oppose la sensibilité au raisonnement" (p.139).

"[En France, par exemple] les conditions de vie des bergers ont été améliorées par le retour du loup : cabanes construites aux alpages, chiens et clôtures financés, bergers bénéficiant d'aides-bergers qui sont souvent des femmes : cela crée des conditions pour des amours naissant dans les alpages. Est-ce que le loup contribue à repeupler d'amour la montagne ? (p.299)

Communauté de destin - Ascendances partagées

"Que se passe-t-il si l'on tente de penser l'évolution comme une accumulation sédimentaire d'ascendances animales, parfois végétales, bactériennes aussi, dans chaque corps vivant ?" (p.107)

"Le tissu du vivant est une tapisserie de temps, nous sommes dedans, immergés, jamais devant. Nous sommes voués à le voir et le comprendre de l'intérieur, nous n'en sortirons pas !" (p.146).

"La microfaune des sols fait, littéralement, les forêts et les champs. Les forêts et la vie végétale des océans fabriquent l'atmosphère respirable qui nous accueille. Les polinisateurs font, littéralement, le "printemps", comme si c'était un cadeau de l'univers" (p.29).

"Tous les mammifères actuels proviennent d'un ancêtre commun qui, il y a plus de 50 millions d'années, ressemblait à une souris. Depuis ce point, chaque lignée de mammifère a dû inventer son régime étrange et ses habitudes excentriques (du fourmilier à l'humain, de la baleine au loup), face au milieu où elle s'est installée" (p.44-45).

" Nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps, fait de millions d'années d'ascendances partagées. C'est l'idée que par héritage commun ou par convergence évolutive, se sont accumulées des dispositions, des comportements et des tonalités affectives qui se ressemblent : des manières partagées d'être vivant" (p.109).

Origines océaniques

"Nous avons besoin de manger du sel tous les jours pour maintenir notre équilibre métabolique. Nous pouvons nous maintenir sur terre ferme, seulement parce que notre corps abrite une énorme quantité d'eau salée. Toute l'activité nerveuse et cérébrale a besoin de sel" (p.151).

"Notre besoin de sel est un héritage secret de notre long passé aquatique : de ces quelques milliards d'années où nos "ancêtres" ont vécu dans un milieu océanique dont la salinité était forte" (p.151).

"Il y a 350 millions d'années que les tétrapodes sont sortis de l'eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans, comme un souvenir de chair, incorporé en nous sous la forme des besoins de sels nécessaires pour fonctionner, c’est-à-dire vivre" (p.152).

Isolement de l'homme - Fondement de notre solitude

"Nous sommes les héritiers d'une culture qui dans ses grandes lignes a pensé la sagesse comme une élévation au-dessus de l'animal. Pour cela il a fallu défigurer l'animal réel, l'ériger en repoussoir où sont projetés tous les vices humains" (p.205).

"Dans l'histoire occidentale on a beaucoup figuré la vie intérieure des humains, leur vie passionnelle, sentimentale, par des métaphores animales. Le "moi" est composé d'une âme rationnelle qui doit dominer et contrôler les animaux des passions" (p.177-181).

"Le Dieu judéo-chrétien a fait muter le concept du don quotidien qui nous fait vivre (fruit sauvage, eau qui désaltère, animal chassé), de manière que n'apparaisse comme un don que ce qui a été donné par une volonté consciente. [Il en résulte que] l'assimilation de cette nature qui nous a fait et nous reconstitue à une matière mécaniste a dérobé toute signification à la gratitude envers ce vivant qui nous fait vivre" (p.171-172).

"Suivant Emmanuel Kant [philosophe issu des Lumières], l'être humain seul a valeur absolue. Les êtres dont l'existence dépend de la nature n'ont qu'une valeur relative, celle des moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses" (p.307).

Conséquences

"Une fois le vivant considéré comme doté d'une existence de second ordre, de moindre valeur, de moindre consistance, donc transformé en "chose", l'humain s'est retrouvé seul à exister vraiment dans l'univers" (p.33).

"Il aura suffit que Dieu rende la nature profane, puis que la révolution scientifique et industrielle la transforme en matière dépourvue d'intelligence, d'influences invisibles, à disposition des firmes extractives, pour que l'humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos" (p.33).

"Une espèce [l'homme] a transformé en décor de matières disponibles pour ses tribulations les dix millions d'autres espèces qui constituent sa famille élargie, son milieu donateur, ses cohabitants quotidiens" (p.32). 

Malaise croissant

"Les relations possibles dans le "cosmos des modernes" sont de deux ordres : ou bien naturelles, ou bien sociopolitiques, et les relations sociopolitiques sont réservées exclusivement aux humains. Conséquemment, cela implique que l'on considère les vivants essentiellement comme un décor, une réserve de ressources à disposition pour la production, comme lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique" (p.17).

"Si la nature nous apparaît comme extérieure à nous, ce n'est pas seulement par ignorance de savoir (écologique, ethnologique et évolutionnaire), mais parce que nous vivons dans une cosmologie dans laquelle il n'y aurait supposément rien à interpréter : à force de ne plus faire attention au monde des vivants, aux autres espaces, aux milieux, aux dynamiques écologiques qui tissent tout le monde ensemble, on crée de toute pièce un cosmos muet et absurde, très inconfortable à vivre individuellement et collectivement" (p.29).

Dynamique du vivant

"Chaque forme de vie contemporaine, de l'abeille à l'amibe, du laurier au poulpe, est potentiellement l'ancêtre, si vous lui laisser les millions d'années nécessaires, de formes de vie plus douées socialement, plus créatives, plus respectueuses de l'environnement, plus douées en langage articulé porteur de sens, plus conscientes d'elles-mêmes, plus intelligentes sous d'autres formes, que nous ne le sommes" (p.155-156).

"Chaque espèce ou population actuelle est potentiellement l'ancêtre de formes de vie dotées d'intelligences ou d'aptitudes analogues ou supérieures à celles des primates évolués que nous sommes. Nous ne sommes qu'une avant-garde de formes d'intelligences ou de civilisations supérieures futures" (p.165-166).

"Notre intelligence est une forme d'intelligence parmi d'autres formes, qui s'expérimentent partout, et qui avec le temps pourraient ressembler à la nôtre, la dépasser, ou en diverger complètement vers des formes inouïes" (p.166).

Nouvelles relations avec le vivant

"[Exploiter] toute la nature comme matière première à portée de main, au service de notre projet de civilisation, c'est refuser de voir les alliances vitales et tous les points par lesquels on partage avec les vivants une grande communauté dans laquelle il s'agirait de réapprendre à vivre" (p.34).

"Comment a-t-on pu devenir assez fou pour croire qu'il est irrationnel d'avoir des égards envers ce qui nous a faits et qui assure à chaque instant les conditions de notre vie ?" (p.281-283).

"Il n'y a pas deux espaces, profane et sacré, il n'y a pas deux logiques d'action (exploiter ou sanctuariser), il n'y a qu'un monde et qu'un style de pratiques soutenables à son égard : vivre du territoire avec des égards" (p.283).

"Plus qu'en appeler à l'amour de la nature ou agiter la crainte de l'Apocalypse, il me semble qu'une voie plus ajustée aux enjeux du temps revient à multiplier les approches, les pratiques, les discours, les œuvres, les expériences qui sont capables de nous faire sentir et vivre depuis le point de vue des interdépendances : nous faire sentir et vivre comme vivant parmi les vivants, comme eux pris dans la trame, partageant les ascendances et les manières d'être vivant, un destin commun et une vulnérabilité mutuelle" (p.271).

Remarques

L'exercice de notre toute puissance n'a-t-elle pas pour effet de réduire les marges de sécurité qui nous protégeaient des aléas qu'ils soient sanitaires, climatiques, économiques, financiers ou sociaux ? Serions-nous sur le point de perdre pied devant la complexité d'un monde que nous avons contraint à se plier à nos exigences ?

N'existe-t-il pas, en dehors de l'océan de culture et d'histoire dans lequel nous vivons, quelque part au-dessus de la surface des eaux de nos certitudes, un espace tout aussi réel, baigné d'atmosphère et de soleil, que nous peinons à concevoir ?

Qui a donné à l'homme actuel l'illusion qu'il serait la fin ultime de l'évolution ?

"Le sujet humain seul dans un univers absurde, entouré de pure matière est une invention fantasmatique de la modernité" (p.34).

Jean-Daniel Marchand

Baptiste Morisot

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