Laïcité à la française : d'un article de loi à un dogme par Bernard Reymond

Thursday, November 19, 2020

En suivant une partie des débats et commentaires légitimement indignés qui, en France, ont accompagné et accompagnent encore la sinistre et inadmissible décapitation du professeur Samuel Paty ou l’attentat de Nice, j’ai été attentif, une fois de plus, à la manière dont ces intervenants, voire le président Macron lui-même, aiment se référer à la laïcité comme à un principe si cardinal qu’il ne saurait être remis en question. À les entendre ou à les lire, elle s’imposerait comme un dogme si évident, indiscutable et contraignant qu’ils s’étonnent ou regrettent de ne pas le voir prévaloir dans d’autres pays que le leur, fût-ce en Europe.

La constitution de 1958 proclame dans son premier article : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Mais de quoi s’agit-il ? La référence de base est en l’occurrence une loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État ». Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public ». Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Ni le mot « laïcité » ni l’adjectif « laïc » ne s’y trouvent, et pour cause : ils émargent tous deux au vocabulaire religieux, voire catholique-romain (les règlements ecclésiastiques protestants ne les utilisent qu’indûment et par analogie), et il s’agissait justement de parer aux velléités catholiques de s’immiscer dans les affaires de l’État.

Entre le libellé de la loi de 1905 et les discours actuels sur la laïcité, fût-elle « à la française », il y a une différence rappelant celle qu’on peut repérer à propos du dogme de la Trinité : défini au IVe siècle de notre ère, il ne se trouve pas comme tel dans les écrits du Nouveau Testament, mais on en est venu à en faire un dogme si impérieux qu’il a par exemple conduit sur le bûcher un Michel Servet qui en contestait le bien-fondé. Les zélateurs du principe de laïcité ne sauraient évidemment être soupçonnés d’aboutir jamais à une telle extrémité. Mais ce principe est-il aussi universellement valable qu’ils semblent le prétendre quand ils regrettent qu’il ne soit pas la règle sur l’ensemble de la Planète ou espèrent qu’il le devienne un jour ?

Et puis a-t-il toute la clarté voulue pour s’appliquer à d’autres contextes que celui de son pays d’origine ? En France même, la notion de laïcité est sujette à bien des interprétations. Les uns en restreignent l’étendue au libellé de la loi de 1905, d’autres y voient une exigence beaucoup plus fondamentale : être laïc reviendrait à exclure toute référence religieuse de son horizon. Ou encore : on ne saurait être véritablement français qu’à condition de souscrire sans réserve au principe de laïcité. À la limite, la laïcité devient l’objet d’une nouvelle mystique, l’équivalent d’une nouvelle religion supportant mal que son principe soit considéré comme relatif, contextuel, daté, contingent.

Cette notion de laïcité dépend trop des circonstances qui ont contribué à son émergence pour être appliquée sans réserve à d’autres contextes, par exemple celui de la Suisse. Nos cantons, pas même celui de Genève, ne sauraient être dit laïcs au sens français de cet adjectif. En revanche, les circonstances politiques ont contraint les formes de religions qui y étaient majoritaires, le catholicisme et le protestantisme, à vivre ensemble dans le respect de leurs différences, et les cantons en sont venus à pratiquer à cet égard une politique de neutralité active, cherchant à étendre ce régime de coexistence pacifique et de respect mutuel à toutes les formes de religions, ou d’absence de religion, présentes sur leur territoire – un régime auquel les nouveaux venus doivent évidemment être tenus de se conformer, et il faut y veiller.

Si, par conformisme langagier, on tient à ce vocable, la laïcité ne saurait être érigée en substitut de religion et encore moins en religion dominante. Elle ne peut désigner qu’une manière tout humaine, contextuelle et un peu bancale de réguler nos manières d’être ensemble.

Bernard Reymond, professeur honoraire de l'Université de Lausanne