Réflexions sur la Peur en Occident de Pierre Aepli

mardi 24 mars 2020

J'ai repris un livre de l'historien Jean Delumeau, La Peur en Occident. Ecrit en 1978, il dépeint les grandes peurs de l'Occident des 14e au 18e siècles, parmi lesquelles figure en bonne place la peste. Il est intéressant de faire le rapprochement de ce qu'il décrit au chapitre 3 de son ouvrage avec la situation actuelle. En voici quelques extraits :

La peste a été active durant les 4 siècles qui courent de 1348 à 1720, elle connaît une sorte de périodicité de poussées épidémiques dont les pointes se tenaient tous les neuf à douze ans. Certaines périodes étaient extrêmement meurtrières, par ex. en 1350, 50 à 66% des habitants de Hambourg moururent et 70% de ceux de Brême….

Jusqu’à la fin du 19e siècle, on a ignoré les causes de la peste que la science de jadis attribuait à la pollution de l'air, causée elle-même par des émanations putrides venues du sol ou du sous-sol. d'où des précautions, à nos yeux inutiles décrit Delumeau, (mais qui ne sont pas sans liens avec certaines précautions prises aujourd'hui). On aspergeait alors de vinaigre lettres et monnaies, on désinfectait individus, hardes et maisons au moyen de parfums violents et de souffre, on sortait dans la rue en période de contagion avec un masque en forme de tête d'oiseau dont le bec était rempli de substances odoriférantes …

Quand apparait le danger de la contagion, on essaie d'abord de ne pas le voir d’où la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu'imposait l'imminence du péril, étant vrai toutefois que le mécanisme de défense, une fois déclenché,  les moyens de protection allèrent en se perfectionnant au cours des siècles…. on constate, dans le temps et l'espace, une sorte d'unanimité dans le refus de mots regardés comme tabous … nommer le mal, c'eût été l'attirer et abattre l'ultime rempart qui le tenait en respect (une sorte de politiquement correct de l'époque ! Aujourd'hui, ce refus s'applique non pas à la maladie, mais à certaines formes de pensée)…

… voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l'angoisse quotidienne et contrainte à un style d'existence en rupture avec celui auquel elle était habituée… l'insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d'une déstructuration des éléments qui construisaient l'environnement quotidien ; tout est autre... et d'abord la ville est anormalement déserte et silencieuse…. arrêt des commerces et de l'artisanat, fermeture des magasins, voire des églises, arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers……. les habitants s'écartent les uns des autres …. s'il faut tout de même sortir pour acheter l'indispensable, des précautions s'imposent, clients et vendeurs d'articles de première nécessité ne se saluent qu'à distance et placent entre eux l'espace d'un large comptoir… les séquestrations forcées s'ajoutent à l'enfermement volontaire …. beaucoup sont bloqués dans leur maison déclarée suspecte et désormais surveillée par un gardien, voire enclouée ou cadenassée. Defoe constate avec stupeur ce "manque de communication entre les hommes " qui caractérise le temps de la peste.

… c'est une tragédie pour les vivants que l'abandon des rites apaisants qui accompagnent en temps normal le départ de ce monde…. d'où la joie des Marseillais quand à la fin de l'épidémie de 1720 ils virent à nouveau des corbillards dans les rues.

L’auteur d'un document statistique contemporain de l'épidémie de choléra de 1832 écrit qu'on a regardé les vives émotions de l'âme comme pouvant aggraver dans beaucoup de cas l'état des malades et pouvant même donner la maladie. C'est ainsi qu'on a mis au nombre des causes du choléra les excès de travail, les emportements de la colère, les chagrins inattendus, toutes les affections morales enfin, et surtout la peur….. tous ces praticiens enseignent finalement la même chose, on évitera mieux la peste si on ne cède pas à la frayeur, si l'on s'arme de bonne humeur et d'une forte dose de sérénité stoïcienne…. mais ce sont là propos et conseils d'une élite intellectuelle et morale. Une foule ordinaire n'a cure de stoïcisme et ce n'était pas par optimisme que certains s'abandonnaient à la boisson et à la luxure…toutes les chroniques d'épidémie mentionnent en effet comme une constante le comportement de gens qui, en période de contagion, versent avec frénésie dans les excès et les débauches.

Décrivant la peste de Milan en 1630, un observateur notait "en même temps que la perversité, s'accrut la démence."

… pour comprendre la psychologie d'une population travaillée par une épidémie, il faut mettre en relief un élément essentiel, au cours d'une telle épreuve se produisait forcément une dissolution de l'homme moyen, on ne pouvait qu'être lâche ou héros…

Si choquée fût-elle une population frappée par la peste cherchait à s'expliquer l'attaque dont elle était victime. Trouver les causes d'un mal, c'est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence …. or trois explications étaient formulées autrefois pour rendre compte des pestes : l'une par les savants, l'autre par la foule anonyme, la troisième à la fois par la foule et par l'Eglise. La première attribuait l'épidémie à une corruption de l'air… la seconde était une accusation : des semeurs de contagion répandaient volontairement la maladie, il fallait les rechercher et les punir. La troisième assurait que Dieu, irrité par les péchés d'une population tout entière avait décidé de se venger. Il convenait donc de l'apaiser en faisant preuve de pénitence (intéressant de lire les vues de l'ineffable Hari Ramadan dans ce cadre, cf le lien suivant

https://www.lepoint.fr/monde/fornication-et-adultere-ont-cree-le-coronavirus-selon-le-frere-de-tariq-ramadan-22-03-2020-2368185_24.php

Le mouvement premier est le plus naturel était d'accuser autrui. Nommer des coupables, c'était ramener l'inexplicable à un processus compréhensible…. si l'épidémie était une punition, il fallait rechercher les boucs émissaires qu'on chargeait inconsciemment des péchés de la collectivité. … cette nécessité de fléchir la colère des puissances suprahumaines se conjuguait avec le défoulement d'une agressivité que l'angoisse faisait naître dans tout groupe humain assailli par l'épidémie. … les coupables potentiels, sur lesquels peut se détourner l'agressivité collective, ce sont d'abord les étrangers, les voyageurs, les marginaux et tous ceux qui ne sont pas bien intégrés à une communauté, soit parce qu'ils ne veulent pas en accepter les croyances - c'est le cas des Juifs - soit parce qu'il a fallu les rejeter pour d'évidentes raisons à la périphérie du groupe - ainsi les lépreux - soit simplement parce qu'ils viennent d'ailleurs et à ce titre sont en quelque mesure suspects… d'abord soupçonnés d'avoir voulu faire mourir les chrétiens par le poison, les Juifs furent accusés d'avoir semé la contagion par le moyen de ces empoisonnements, des pogroms éclatèrent…

D’autres coupables furent désignés, l'escalade accusatrice se porta sur l'identification des coupables à l'intérieur même de la communauté travaillée par la contagion. N'importe qui dès lors peut être considéré comme un ennemi et la chasse aux sorciers et sorcières échappe à tout contrôle….à Genève en 1545, 43 personnes furent jugées comme bouteurs de peste et 39 furent exécutées.    

Fin de citation.                                                                                               

On constate donc, à des siècles de distance, plusieurs réactions et comportements semblables. Il y a me semble-t-il quelques caractéristiques de la situation actuelle qui sont différentes, non pas forcément dans la nature des événements, mais dans leur ampleur et leur diffusion dans l'espace. L'épidémie se déroule d’abord dans un temps concentré mais dans un espace illimité. Deuxièmement, si les moyens de communication permettent le maintien virtuel des contacts, ils sont aussi le vecteurs des peurs, des angoisses et des théories complotistes ; ils sont donc à la fois l'instrument d'information nécessaire et celui de la désinformation.

La rapidité du développement n'a pas conduit pour le moment à la recherche de coupables. Les autorités sont bien souvent accusées de laxisme, de ne pas réagir à temps, mais nous n'en sommes pas au stade où des parties de la population sont soumises à la vindicte populaire.  (voir l'excellente interiew de Jean-François Kahn en consultant le lien suivant https://www.lepoint.fr/politique/jean-francois-kahn-etre-confine-et-montrer-du-doigt-les-responsables-c-est-indecent-21-03-2020-2368096_20.php?M_BT=234245826142#xtor=EPR-6-[Newsletter-Mi-journee]-20200322).

Rien ne permet cependant d'affirmer que cette situation durera et que nous n'assisterons pas à l'augmentation de tensions, voire de violence si les conditions matérielles devaient s'aggraver, d'où l'absolue nécessité pour les gouvernants de réaffirmer que les mesures seront prises pour protéger à la fois les individus et pour assurer le fonctionnement de l’économie.

Il sera aussi intéressant de voir si le coronavirus aura à terme la même influence sur l'art que la peste. La peinture et la poésie du Moyen-Age reflètent l'angoisse et le peur de la mort causées par la peste : danses macabres, évocations de la putréfaction pullulent. Nos romanciers, nos régisseurs, nos artistes de façon générale, traduiront-ils les angoisses suscitées par le coronavirus dans la même mesure que leurs ancêtres ?

Pierre Aepli

Pour finir, deux recommandations de lecture : naturellement, la Peste de Camus, mais surtout Le Hussard sur le toit de Giono.

Jean Delumeau

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