Notre lunch du 1er juillet est présidé de Jean Cavalli. Il nous présente les messages du Président Fabien Loi Zedda, en voyage avec une partie de nos membres à Moscou. Ensuite nous recevons les dernières informations de Kurt Oesch concernant la visite annuelle de notre club au RC Evian-Thonon qui aura lieu le 6 juillet 2016.
Après le repas, Henri Baudraz nous donne une conférence sur quatre objets qui nous évoquent de manière significative les histoires et les passions des hommes. Il s'agit d'une photo, d'une pendule et de deux livres.
La pendule
Vers 1794, la pendule présentée appartient au pasteur Pierre-Frédéric Rosselet. Elle est une merveille de la technologie moderne, donne l'heure avec précision. Le pasteur tire une petite ficelle et entend avec délice la clochette sonner à répétition. Cette pendule est noire, pour un Ministre de l'évangile, une pendule noire était convenable. Afin de remonter la pendule, le pasteur la retourne pour contempler le mouvement. Il y trouve la gravure qui mentionne que cette pendule a été construite par Jean-Henry PetitPierre à Couvet et qu'il s'agit du numéro 297. Jean-Henry PetitPierre est mentionné dans le dictionnaire des horlogers neuchâtelois comme très expert horloger en grand volume. C'est l'époque où Jacquet Droz avec Abraham Louis Sandoz ira à Madrid présenter sa production aux grands d'Espagne.
Cette pendule est donc le témoin d'une extraordinaire histoire de l'industrialisation de la production de pendule à partir du milieu du 18ème dans l'arc jurassien. C'est à ce moment-là que les spécialisations surviennent. Les uns créateurs du cabinet, ébéniste, peintures, d'une part, et d'autre part une création et créateur de mouvements. Ces horlogers neuchâtelois ne craignaient pas de descendre, à l'instar de Jacquet Droz, jusqu'à Madrid pour présenter leur production. C'est le début de la passion des montres, c'est le début d'une entreprise qui, actuellement, s'illustre encore par des modèles de la Swatch. Le Pasteur neuchâtelois, en l'espèce, était le premier bénéficiaire de la production en série, car quelques temps auparavant il n'aurait jamais pu espérer, ni même rêver posséder dans son intérieur une pendule, pendule qui continue à donner l'heure à sa descendance de la huitième génération.
La photo du Cowboy
Cette photo est faite à Calgary en 1912. Ce fier cowboy est né à l'Avenue du Théâtre à Lausanne. C'est l'oncle Phil, commerçant installé à Toronto, qui a proposé aux parents de Franck de le prendre et de le former. Mais ce garçon n'avait nulle envie de se concentrer et de faire des études. Dès lors, quelques mois plus tard, il galopait dans les grandes prairies. Il était devenu cowboy. On ne sais pas si ses parents en étaient enchantés, mais son frère allait lui rendre visite en 1912. Il en tira cette photo, dont le format original est de 5 sur 7 centimètres. Le tirage présenté a été opéré dans les années 1960.
Cette photo est elle-même un double témoignage. D'abord de la technique de la photographie: On est en 1912 et cette année-là Kodac va produire un appareil qui ne travaille plus sur des plaques sensibles, mais sur une pellicule. C'est une révolution extraordinaire qui permet au photographe de saisir, dans son milieu naturel, bien que dans une pose encore assez figée, le fier cowboy. Ensuite le cheval: Il est très robuste et ressemble plus aux chevaux des steppes d'Asie qu'aux fiers chevaux arabes. Ce serait avec des animaux de ce type et de ce gabarit que William Cody Buffalo Bill et ses compagnons ont dû chevaucher pour traverser l'Amérique de part en part avec le pony express.
Et l'histoire se termine ainsi: Pendant la guerre de 1914, notre cowboy s'engagera comme volontaire dans les troupes canadiennes et y sera tué sur le front du nord de la France cette même année. Cette photo est encore rattachée à notre club par la mention " Frank de Yongh Calgary ". Le photographe de Yongh s'appelait Gaston de Yongh, il est né en 1888 et il a fondé avec d'autres notre Club Rotary.
Le livre d'heure
Ce livre a été produit à Paris aux environs de 1500. Il a été fait pour Gillet Hardouin qui avait son échope au Pont-Notre-Dame. Le Pont-Notre-Dame s'est écroulé en 1499 sous le poids des bâtiments qui l'occupaient. Il a été reconstruit en 1506 en pierre. C'est encore le Paris de Villon, avec les joyeux étudiants déboulant de la montagne St-Geneviève pour se rendre à Notre Dame. La particularité de cet ouvrage est qu'il est fait sur parchemin alors que le papier existait déjà, et si on a l'impression qu'il est manuscrit, c'est une erreur, c'est déjà un ouvrage imprimé. Déjà à l'époque c'était un ouvrage de luxe puisqu'il est fait sur parchemin et comporte des enluminures. Pour acheter cet objet il fallait disposer de certains moyens. Le parfait état de ces pages démontre, d'ailleurs, qu'il n'a guère été feuilleté. Il devait être précieusement posé dans une bibliothèque et montré de temps à autre à quelques amateurs éclairés. Sa couverture est un peu postérieure à sa création, probablement dans la seconde moitié du 16ème siècle. Elle porte le nom de Marguerite et derrière le Barbiere. On a affaire à un bourgeois riche ou plutôt une bourgeoise riche. La femme ou la fille du peintre et graveur Donemico del Barbieri. François I a fait appel à de nombreux artistes italiens pour décorer le Château de Fontainebleau, parmi lesquels se trouvait Domenico del Barbieri dit Florentino, né à Florence entre 1500 et 1506, et mort à Troyes aux environs des années 1570 (présent à Fontainebleau entre 1537 et 1540).On peut raisonnablement imaginer que cet ouvrage a été acquis dans cette haute bourgeoisie cultivée.
Au dos de son aplat se trouve une étiquette qui démontre que ce livre a été remis à la Virtue and Cahill Library au milieu du 19ème siècle. Ceux qui ont donné ce précieux ouvrage au chapitre de la cathédrale ont prié leur successeur de ne jamais le revendre. Les créateurs de la bibliothèque entendaient voir conservés ceux-ci pour l'éternité, puisque seul l'église est éternelle. Ce désir de maintenir intangible le précieux fonds de livre ancien, s'est fracassé dans les bombardements allemands. Ainsi, on voit un tampon apposé sur l'étiquette mentionnant que following ennemi action in mai 1941 the chapiter decided to dispose of the books for better care and for the benefit of the Scholars. L'Angleterre n'avait pas réussi à se remettre des séquelles de la guerre et finalement, ce livre est revenu en Europe.
Voilà les passions auxquelles et à travers lesquels il a passé de la renaissance francaise aux bombardements de la deuxième guerre mondiale. Cette étiquette me sert à dire que rien n'est certain et que même si l'on donne ce trésor à l'église, il se peut que celle-ci soit conduite par les circonstances à s'en défaire. Tous les objets que nous avons vus démontrent les deux faces de l'humain: un esprit créatif remarquable, qu'il s'agisse de la pendule, de la photo, de l'imprimerie, et puis toujours, derrière, la révolution, la guerre de 1914, la guerre de 1939, à travers lesquelles passent les objets qui doivent vous rappeler qu'ils ont été partis de l'histoire et sujets des passions.
Exemplaire de Marivaux ayant appartenu à Gibbon
Il s'agit d'un volume des œuvres complètes de Marivaux, publié en 1730 notamment " Le jeu de l'amour et du hasard ". Muni d'une très modestes étiquette, collée de traviole, portant la mention " E. Gibbon " . ... serait-ce le Gibbon de l'hôtel Gibbon de Lausanne de la Rue Gibbon, l'historien anglais avant écrit " Le déclin et la chute de l'Empire romain "? Vérification faite, c'est possible, Eduard Gibbon est né à Londres en 1737 et il est décédé toujours à Londres en 1794. Comment se fait-il que ce livre se trouve à Lausanne ? L'explication est trouvée. Alors que Gibbon a 20 ans, les controverses religieuses faisaient rage sur le campus d'Oxford. Il décida, défi adolescent et particulièrement provocateur, de se convertir au catholicisme romain. Monsieur Gibbon père, qui apprécia peu la plaisanterie, l'envoya dans un pays calviniste, où cette tête bouillonnante pourrait retrouver un équilibre plus british. C'est ainsi que le jeune Gibbon aboutit en 1753 chez le Pasteur Pavillard à Lausanne. Reconversion de Gibbon au protestantisme, reprise des études, et débuts dans une société lausannoise qui adore le théâtre comme il le raconte dans ses mémoires. Et en plus, il découvre l'amour, en la personne de la fille d'un Pasteur, Suzanne Curchod. Gibbon songe à l'épouser. Papa Gibbon rappelle son fils Edward à Londres pour éviter qu'il commette une mésalliance. Que fait-il de ses livres? Notre orateur aime à penser que ce modeste ouvrage a passé dans les mains d'un des plus grands historiens du 18ème siècle, et celles de la charmante Suzanne Curchod, qui l'aurait tenu comme elle tient son livre sur le portrait qu' a fait d'elle le pastelliste Liotard une dizaine d'années plus tard. Le destin de Suzanne Curchod allait cependant être beaucoup plus brillant que celui qu'elle aurait eu en épousant le jeune anglais. Devenue dame de compagnie à Paris, elle rencontre le Ministre Jacques Necker et en devient l'épouse. Elle fondera en 1778 l'hôpital Necker enfants malades. Elle deviendra mère de Madame de Staël. Ainsi en ouvrant cette édition des jeux de l'amour et du hasard, son propriétaire a le privilège d'ouvrir et de lire un petit livre qui a contemplé les amours de Gibbon et a, peut-être, été feuilleté, avec l'élégance qu'on lui voit, par Suzanne Curchod.
Quelles belles histoires que Henri Baudraz nous a raconté en ce 1er juillet 2016, jour de son anniversaire qu'il a bien voulu partager avec les membres du club. Ceux-ci n'ont ni de remarques à ajouter à ce véritable travail de détective ni de questions à poser, l'exactitude historique de ses propos ne faisant nul doute.
Le bulletinier du jour: Stephan Haag