Edgar Morin aura prochainement 100 ans. Philosophe et sociologue, penseur considérable, son œuvre transdisciplinaire, alimentée par les apports de philosophes vivants ou morts, est appliquée à la compréhension de la société. » Dans son petit livre facile à lire, Mes philosophes, Edgar Morin parle, dans un langage simple, de ceux qui l’ont stimulé et aidé à structurer et à épurer sa pensée. Cette démarche de philosophie en mouvement illustre le dialogue qu’entretiennent à travers les siècles les grandes œuvres pour éclairer le présent et mieux comprendre le passé. Cette pensée qui relie et refuse le dogmatisme idéologique et la police de la pensée qui condamnent et excluent, est aujourd’hui particulièrement nécessaire.
La citation suivante traduit bien sa volonté de saisir une réalité dont la complexité interdit toute approche linéaire et dogmatique. « J’ai la conviction que toute séparation renvoie, d’une certaine manière, à une inséparabilité profonde. Nous vivons dans la séparation, mais ignorons la plupart du temps que nous sommes profondément reliés à ce dont nous nous croyons profondément séparés… »
J’ai essayé de synthétiser quelques éléments clés de sa pensée multidimensionnelle et complexe en les rattachant aux influences principales qui l’ont nourrie.
Refuser la séparation : « Je n’ai jamais été enfermé dans une discipline philosophique … je n’ai jamais pu me résigner au savoir parcellisé … j’ai toujours cherché à intégrer mes connaissances philosophiques dans une démarche intellectuelle et existentielle globale, reliante, contradictoire » ;
Accepter l’incertitude et l’ambiguïté, car « j’ai toujours senti que les vérités profondes, antagonistes les unes aux autres, étaient pour moi complémentaires, sans cesser d`être antagonistes. » Héraclite lui a fait comprendre que les contradictions permettent de détecter une nappe souterraine de vérité. Il le juge fabuleusement actuel parce qu’il aide à penser les contradictions que l’on trouve au cœur même de la science, en physique quantique par exemple où une particule est à la fois décrite comme une onde et un groupuscule, ces deux descriptions étant complémentaires tout en étant contradictoires ;
Rejeter le totalitarisme de la totalité : dans Hegel, il découvre une pensé qui affronte les contradictions en se proposant de les surmonter. Il trouve chez lui une vision de la vérité complexe qui répond à son besoin, et l’idée de l’intégration des vérités isolées dans un tout qui les dépasse. Mais revenant à Héraclite, il reconnaît qu’il y a des contradictions qui sont indépassables et il fait sienne la phrase d’Adorno : « La vérité est la non-totalité » ;
Condamner la rationalisation. Morin, par son étude et sa critique de l’Ecole de Francfort, comprend que penser posséder la totalité est l’erreur suprême et cesse de croire en un dépassement des contradictions. Il quitte alors le parti communiste. C’est à cette époque qu’il établit sa distinction fondamentale entre rationalité et rationalisation : « La raison est ouverte, la rationalisation est la logique close, démentielle qui, lorsque le réel ne se plie pas à cette logique, le nie ou lui met des forceps pour qu’il obéisse » ; dans cet ordre d’idée, Jean Ladrière lui confirme « qu’aucune théorie ne peut se clore sur elle-même et qu’elle ne pourra jamais embrasser le réel et que dès lors la connaissance humaine ne peut être qu’ouverte et inachevée » :
Trouver dans la rationalité défendue par Pascal une causalité interactive, rétroactive et en boucle la confirmation de son approche qui rejette le dualisme de Descartes à qui il reproche sa vision d’un monde tragiquement séparé entre la chose étendue (le monde matériel, le corps) et la chose pensante (le monde intellectuel, l’âme.) Dans ce sens, « bien penser signifie pour moi abandonner les points de vue des savoirs séparés, décloisonner les savoirs, voir le tout dans les parties et les parties dans le tout, d’efforcer de concevoir les solidarités entre les éléments d’un tout » ;
Dépasser la disjonction science/philosophie : Bachelard et Piaget l’ont aidé à s’opposer à la pensée qui veut réduire les complexités à la simplicité et disjoint, à la manière de Descartes, la connaissance et la vie. Il a aussi découvert chez les philosophes des sciences le sens de la complexité ce qui signifie d’abord qu’ils refusent la séparation science/philosophie et qu’ils portent attention au mystérieux sujet humain tout autant qu’à la mystérieuse réalité ;
Intégrer les 3 théories apparues au début des années 40 en Californie (Morin y a séjourné entre 1968-70. Son Journal de Californie est d’ailleurs très intéressant). L’interpénétration et l’entre-fécondation des théories des systèmes, de l’information et de la cybernétique qui rompent avec le principe de causalité linéaire, introduisent celui de boucle causale et se placent dans un univers où l’on trouve à la fois de l’ordre et du désordre. Elles constituent les bases des principes métrologiques de la pensée complexe qu’il a élaborée et exposés dans les 6 tomes de La Méthode (que je n’ai pas lus !) ;
Penser le monde moderne avec Heidegger, le philosophe de la technique, qui l’a amené à développer la notion d’être planétaire, c’est-à-dire la nécessité de penser les problèmes de l’humanité à l’échelle de la planète. Heidegger présente le progrès technique comme la mise à la raison du monde par le calcul et la manipulation. Sur cette base, Edgar Morin développe le lien entre les 2 barbaries : celle venant du fond de l’Histoire qui déchaine les guerres, la seconde qui vient du régime glacé de la technique. Husserl lui a montré une tache dans l’objectivité scientifique : l’absence de la conscience de soi ; Morin a aussi été marqué par le diagnostic d’Ivan Illich sur le mal-être psychique qui accompagne les progrès du bien-être matériel et sur la dégradation de nos existences sous les effets de l’hyperspécialisation, de la mécanisation et de la marchandisation générale ;
Rejeter la conception d’une nature indépendante : de Spinoza il a retenu l’idée d’une nature autocréatrice et celle de placer la créativité dans la nature. Rousseau lui a apporté cette idée fondamentale de la nature conçue comme un tout vivant avec qui l’homme doit chercher l’harmonie et la réconciliation ; il lui a aussi montré la nécessité de dépasser la coupure entre la culture des humanités et la culture scientifique (Edgar Morin reproche au christianisme, s’il reconnaît son ouverture sur l’humain avec les valeurs cardinales que sont la charité, l’amour et le pardon, sa fermeture au monde de la nature et au monde animal) ;
Montrer les dualités et les diversités multiples qui habitent toute identité humaine et dans ce cadre intégrer la compassion pour la souffrance et la possibilité toujours ouverte du rachat et de la rédemption que développe l’œuvre de Dostoïevski ainsi que l’idée féconde du surréalisme qui fait de la poésie une source et une forme de vie, sans négliger la source vigoureuse de l’éthique qu’il trouve dans le livret du dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven : « Muss es sein ? qui exprime la contradiction et l’incertitude éthique face au monde, au réel, au mal. C’est la révolte contre le monde, le mal, le destin. Es muss sein, c’est la nécessaire acceptation au monde, au réel, au mal. »
La seconde partie de la citation donnée au deuxième paragraphe peut faire office de conclusion à cette présentation : « Nous portons aussi en nous, comme le dit Montaigne, la forme entière de l’humaine condition. Voilà pourquoi nous devons apprendre à nous relier à ce dont nous sommes séparés ... j’ai la religion de la reliance qui est une foi profonde dans la non-séparabilité : du réel et du mythe, de la raison et de la folie, du bien et du mal, de la connaissance de l’objet et de la connaissance du sujet, … mon mysticisme n’est pas tourné vers un être divin, ne connais des moments de ravissements et des extases, …. Ces moments sont de véritables états seconds et font partie de ce que j’appelle la qualité poétique de la vie. »
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La liste des philosophes d’Edgar Morin pourrait être vertement attaquée aujourd’hui parce qu’elle ne comprend que des « vieux hommes blancs ». Sa pensée « reliante » qui, comme je le disais au début, refuse tout dogmatisme s’oppose de plein fouet aux thèses de genre, d’identité, de diversité et post-coloniale qui exercent une emprise de plus en plus forte dans les facultés américaines de science humaine et peu à peu dans celles de France et d’autres pays européens. Elles veulent, en analysant notre civilisation occidentale non plus en termes de lutte des classes, mais en fonction de la dialectique oppression - victimisation, qu’elle soit basée sur le genre, la race, la religion ou le colonialisme, non seulement nous amener à nous repentir, nous amender, mais encore à réécrire notre passé, modifier notre histoire et notre langue pour, croient-elles, effacer les inégalités et les injustices. Leur projet orwellien ne peut que conduire aux mêmes excès et échecs auxquels ont abouti tous les totalitarismes.
Son aversion de la rationalisation, cette logique close qui veut mouler le réel dans le cadre de son idéologie, et son approche transdisciplinaire et globale peuvent alors nous servir de référence en un temps où le séparatisme, l’exclusion et l’incommunicabilité se développent et où prolifèrent les Diafoirus que Molière a merveilleusement décrit dans Le malade imaginaire : « Toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets. »
Pierre Aepli