Priorisation des soins et place de la mort dans la médecine d’aujourd’hui
Au vu de ce que nous vivons aujourd’hui, la troisième vague d’une pandémie que personne n’avait vu venir, la conférence de Bertrand Kiefer apporte un éclairage très utile sur la question que tout le monde se pose : qui a accès en priorité au vaccin, et aux soins ? Et au-delà de ça, en considérant les peurs qui nous animent, quelle est la place de la mort dans la médecine d’aujourd’hui ?
On ne présente plus Bertrand Kiefer, mais quand même : médecin, théologien, éthicien, directeur de la revue Médecine et Hygiène, l’invité de Line Dépraz est une personnalité qui compte en Suisse dans le débat sur la gestion de la pandémie.
Les vaccins sur le marché
Bertrand Kiefer nous fait d’abord le topo : il y a trois types de vaccins anti-Covid 19 sur le marché : les très novateurs vaccins à mRNA Pfizer et Moderna, sans virus, qui obligent notre corps à produire des particules antigéniques qui combattent l’intrus, les vaccins classiques qui portent un virus peu virulent destiné à faire réagir notre corps comme Astra Zeneca ou Spoutnik et les vieux vaccins chinois à l’ancienne. Il fait remarquer que les vaccins à mRNA sont très sûrs, sans effets secondaires et sans risques.
Qui a accès au vaccin en priorité ?
Ça semble simple : on vaccine les personnes les plus exposées d’abord. Dans le cas du Covid 19, les personnes de plus de 75 ans, puis celles de plus de 65 ans. Et les personnes à risque pour des raisons médicales. Pour leur sauver la vie, mais aussi pour éviter l’encombrement du système de santé.
On vaccine aussi en priorité les soignants et les personnels en contact avec les malades. Mais ici ça se complique : il y a les gens riches qui veulent se faire vacciner absolument, et vite, quitte à payer… Pour Bertrand Kiefer, la priorisation est peu claire en Suisse et elle mériterait un vrai débat, plus démocratique.
Quoiqu’il en soit dit-il, se faire vacciner est de la responsabilité de chacun. C’est un acte citoyen que d’éviter de contaminer les autres. Ceux qui refusent de se faire vacciner profitent de ceux qui le sont.
Et qui a la priorité pour accéder aux soins ?
Surtout si on manque de lits : qui passe en premier ? Il y a bien une réflexion d’ordre éthique en Suisse à ce sujet mais pas menée à terme, pour notre intervenant. Et il y a toujours une idéologie de l’éthique, dit-il, et des a priori.
Le critère chez nous est la survie à court terme, L’âge, bien entendu, mais pas seulement : il y a aussi la co-morbidité. Bertrand Kiefer se bat pour protéger les personnes âgées, mais aussi les plus vulnérables. D’autant plus que la qualité de vie prévisible après l’intubation et le séjour aux soins intensifs des plus vieux n’est franchement pas bonne. Là aussi, dit-il, la réflexion n’est pas menée à terme, pas vraiment débattue.
De la place de la mort dans la médecine d’aujourd’hui
Aujourd’hui, constate-t-il, la médecine peut tout faire. Soigner, remplacer, hybrider l’homme à des machines et faire reculer la mort. Mais tout le monde n’a pas accès à cela. Les riches s’en sortent évidemment mieux, mais ne vivent statistiquement pas plus longtemps que les gens qui mènent une vie saine par exemple.
Bertrand Kiefer dénonce la tendance actuelle du solutionnisme technologique, issu de la Silicon Valley, qui fait croire à l’immortalité ou au transhumanisme. Il fait remarquer que la mouvance est fragile : un virus et le monde est mis à mal ! Il plaide pour un peu plus d’humilité. Et il voit déjà que la médecine, ou une partie de la médecine revient de cette arrogance.
Mais il constate aussi que nous avons tous, à notre époque, de la difficulté avec la mort et avec l’idée de finitude. On a des utopies technologiques, mais on est d’une grande pauvreté spirituelle, et donc démunis face à la mort. La technologie ne suffit pas…
A l’heure des questions
Line Dépraz, en préambule, fait remarquer que la question de la priorisation ne se règle pas une fois pour toute, mais qu’elle est évolutive. Et aussi que la question de la protection des plus vulnérables est du ressort de chacun, c’est un geste citoyen.
Renato Panizzon a deux questions : quid de l’Indonésie, par exemple, qui vaccine d’abord les 15-65 ans ? Et quid de l’accès aux soins entre un alcoolique de 55 ans et un aîné de 75 ans en forme ?
Bertrand Kiefer explique que dans certains pays la stratégie dépend aussi des vaccins disponibles : dans le cas de l’Indonésie, les vaccins chinois à disposition manquent simplement d’efficacité chez les vieux.
Pour ce qui est des choix de priorités, il explique la stratégie du bénéfice/risque : on juge d’abord le meilleur bénéfice apporté à court terme par une hospitalisation aux soins intensifs. Mais on essaie surtout, souligne-t-il, de ne pas rentrer dans des critères moraux. Et de redire l’importance du débat : il faut des équipes qui discutent, plutôt que des algorithmes.
Francis Michot apporte quelques précisions sur les questions techniques et sur les aspects moraux : juger les comportements, c’est ouvrir une boîte de Pandore qui sera très difficile à refermer, prévient-il. De la même manière, juger de qui l’on rembourse ou pas, sur ces mêmes critères moraux est une grave atteinte à la solidarité dit-il,
Bertrand Kiefer approuve. Et redit que la Suisse lui paraît très frileuse : nous avons les moyens d’essayer, d’accélérer les vaccins, et nous ne le faisons pas. Le Conseil fédéral maintient une pression très forte sur la population et l’économie sans pour autant proposer des solutions innovantes.
Jean-Daniel Marchand pose la question de l’accès au passeport vaccinal.
Bertrand Kiefer prévoit qu’il sera indispensable à qui voudra voyager, mais pense que ce sera aussi une atteinte à la liberté et que d’autres moyens simples pourraient être utilisés comme les tests PCR et les tests salivaires, par exemple.
Claudine Wyssa pose la question de la politicienne qu’elle est aussi : la démocratie freine-t-elle la lutte contre le Covid 19 ? Ou autrement dit : les dictatures ont-elles plus de succès dans ce domaine ?
Pour Bertrand Kiefer, ce n’est clairement pas le cas. Les pays dictatoriaux ont aussi payé un lourd tribut à la pandémie. Pour lui, au contraire, on n’est pas assez démocratique dans ce combat. Cela conduit à de la révolte, de la désobéissance civile, du découragement voire de la dépression.
La Suisse est en train de perdre une opportunité, dit-il, qui est celle de se profiler comme un pays innovant en la matière : on pourrait prendre les gens plus au sérieux, être un modèle dans la lutte, débattre mieux, avoir des projets pilotes, etc.
Le virus va traîner, les pandémies vont revenir, il s’agit de bâtir des stratégies à long terme, et là, les séances hebdomadaires du Conseil fédéral ne vont pas suffire. Les variants vont arriver, et il faudra être intelligent !
Line Dépraz saisit le mot au vol : il faut qu’on soit intelligents. Ce sera le mot de la fin. Elle remercie l’orateur du jour, lui promet les deux bouteilles traditionnelles de Luc Massy pour son effort et clôt ainsi la séance. Il nous reste à la remercier elle pour la qualité du débat qu’elle a provoqué en invitant Bertrand Kiefer, médecin, théologien, éthicien mais surtout tellement humain que cela fait du bien.
Le bulletinier du jour : Michel Etter