Une genèse bien intentionnée
En septembre 2015, Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, lance une plateforme de réflexion sur la thématique du bien commun. L'initiative est œcuménique (catholiques et protestants), apolitique, bénévole. Elle réunit des praticiens, des scientifiques, des acteurs locaux et internationaux.
Quelque deux cents invités s'organisent en groupes de travail spontanés et dressent les axes sur lesquels la réflexion est sensée par la suite s'articuler. Je lance le groupe Finance - Entreprises et, vu la sensibilité à la crise de 2008, suscite d'emblée de l'intérêt pour une majorité de participants dont quatre personnalités du monde économique.
Ces plateformes de réflexion libre ont le défaut de leur qualité : structures démocratiques souples et informelles, elles offrent un potentiel maximum de créativité et de partage. Mais, sans cadrage et leadership évidents, elles ont tendance à partir dans tous les sens. Quelques bonnes volontés demeurent fidèles, d'autres en profitent pour se faire valoir ou abandonnent. Au total, le risque est la dispersion de l'effort.
Deux groupes ont persévéré. L'un dirigé par Jean-Claude Huot, agent pastoral dans le domaine que l'Eglise appelle : «le monde du travail», a publié ses réflexions sous la forme d'un ouvrage qui «ambitionne de réconcilier vie spirituelle et engagement social» (Le bien commun, par-delà les impasses, Saint-Maurice, Ed. St. Augustin, 2017). Le second groupe, Finance - Entreprise, a joué le jeu de la plate-forme, avec le coaching à distance d'une personnalité internationale et vaticane de premier plan. En 2018, la venue de trois nouveaux collaborateurs a relancé le groupe Finance - Entreprise : Jean-Philippe Chenaux, Daniel Canova et Denis Ramelet. Le premier m'a d'abord entraîné par son entregent et sa connaissance de la doctrine sociale de l'Eglise jusqu'au stade de la publication, que je n'avais pas envisagé. Il m'a ensuite relu et corrigé avec la conscience professionnelle qu'on lui connaît. Le deuxième, ingénieur civil et ancien haut responsable de grands groupes industriels, reconverti à la retraite comme économètre, devenu le conseiller pointu de grands fonds de pension, a fait monter de ses doctorants les données statistiques et les tableaux dont nous avions besoin. Le troisième nous a assurés de son expérience de libraire. En ce qui me concerne, j'ai découvert sous l'insistance de J.-Ph. Chenaux, la doctrine sociale de l'Eglise.
Et c'est là ce qui fait notre motivation et l'intérêt de notre ouvrage : la tension Finance - Entreprise générée par le monde post-crise 2008, lue dans le prisme de la doctrine sociale de l'Eglise (des Eglises chrétiennes), en d'autres termes selon la vision pragmatique et non pas idéologique ou dogmatique des principes et des valeurs de notre société libérale à l'épreuve de la pratique.
Nous publions en juin 2019 et constatons que la doctrine sociale de l'Eglise, pourtant d'origine catholique, n'intéresse pas les évêques au point de la proposer et de la mettre en pratique, en dépit du fait démontré de sa pertinence dans la crise qui a suivi 2008. Le monde protestant, comme c'est souvent le cas lorsqu'il s'agit de la gestion de la ressource ou de l'économie, réagit et livre un article remarqué qui sera repris par La Liberté. La revue jésuite Choisir en propose une recension positive. De nombreux témoignages écrits nous confirment que le monde ne connaît pas la doctrine sociale de l'Eglise et le regrettent, tant cet enseignement paraît être un outil bienvenu dans le monde d'avant le Covid-19. Nous ajoutons aujourd'hui : le monde dans lequel le Covid-19 nous fait entrer est plus que jamais un terrain approprié pour cet enseignement pragmatique qui explicite le lien de fracture entre travail et dignité.
La situation post-2008 et pré-Covid-19 : un déni systémique d'information
La crise financière de 2008 avait plongé le monde économique occidental dans le coma, cet «état de sommeil profond caractérisé par une perte de conscience, de sensibilité et de motilité» (cf. Petit Robert). Perte de conscience, parce que nous ne mettions pas à contribution notre faculté de porter un jugement moral sur la crise et sur ses acteurs. Perte de sensibilité, parce que nous nous complaisions dans le confort d'une pseudo-normalité. Perte de motilité, parce que nous restions prostrés dans la croyance d'un retour à la croissance et à la prospérité des Trente Glorieuses (en gros de 1950 à 1980), voire de la Grande Modération (en gros de 1980 à 2000) qui a suivi. Ce coma a accouché d'un monstre : la trappe financière — «trappe à liquidités» pour les économistes (Cf. J.M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936) —, piège financier qui engloutit pêle-mêle et sans retour les ressources de notre économie, la moelle humaine de nos entreprises, les principes et les valeurs qui dessinent l'architecture de notre cadre de vie, de notre société, de notre culture.
Jusqu'à la crise du Covid-19, soit treize ans après l'éclatement de la crise financière de 2008, les économistes s'étaient accordés — une fois n'est pas coutume — sur un même constat : les politiques mises en oeuvre avaient dans l'urgence sauvé notre système financier de la débâcle et assuré la survie de notre économie. Ce nonobstant, elles ne nous avaient pas, au final, malgré les efforts consentis en milliers de milliards de monnaies et au prix d'endettements démesurés, rendus à la croissance et à la prospérité en termes de pouvoir d'achat, de qualité de l'emploi, de réduction du chômage de masse et de longue durée. Ces politiques se soldaient par quatre échecs qui scellaient la réalité de notre diagnostic de non-sortie de crise :
- la finance n'était plus au service de l'économie
- elle la vampirisait dans la poursuite obsédée de ses fins propres,
- un climat généralisé de confrontation s'était substitué à l'esprit de coopération qui avait prévalu depuis la Seconde Guerre mondiale,
- les inégalités s'aggravaient et touchaient au point de basculement de notre société,
- le chômage de masse et de longue durée générait un état de discrimination durable qui mettait en question la dignité de la personne humaine, le respect qui lui est dû et l'architecture de notre société.
Cette évolution était au stade de contaminer insidieusement notre culture au sens large, cet «ensemble des formes de comportement que nous avons acquises» au cours des siècles ; des formes qui ont valeur de principes et qui conditionnent notre mieux-vivre et notre bien-être. Cette évolution poussait notre cadre de vie dans une crise — certains, toujours plus nombreux, optaient pour une qualification aggravée de «disruption» — , fissurant la construction plus que bimillénaire de notre identité, de notre liberté et de ce qui fait notre dignité au triple plan individuel, social et politique.
Un déni d'information systémique
Notre ouvrage conclut au déni systémique d'information qui occulte ces phénomènes ravageurs, déni qui en dit long sur la réalité d'un état des lieux laissé à sa propre dynamique. En effet, les chiffres du chômage ne sont pas mis en relation directe avec ceux de l'emploi. Pourtant ce sont les deux faces d'une même monnaie. Les chiffres du chômage sont sous-estimés de l'ordre de 2 à 3 fois. Le phénomène nouveau de la ghettoïsation d'une partie de la population avec le chômage des jeunes, des seniors, structurel ou de longue durée, l'ensemble de ces phénomènes ne sont pas analysés de manière qualitative avec les enjeux sociétaux qu'ils représentent.
La fracture intergénérationnelle creusée par cette ghettoïsation est ignorée. La finance privatisée, déréglementée, mondialisée, technologique et communicationnelle représente entre 40 % et 60 % des transactions. L'inversion de la courbe des taux d'intérêt, la prépondérance du vecteur espace (le pouvoir) sur le vecteur temps (la prise de risque) sont devenues des armes économiques aux mains d'un nombre de plus en plus restreint d'entreprises très personnalisées, technologiques et communicationnelles, avec des prétentions culturelles sur l'humanité : les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et leurs équivalents chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), devenues plus puissantes que des Etats, et que le mondialisme libère des carcans politique, juridique, fiscal.
Le prisme de la doctrine sociale de l'Eglise (des Eglises)
Notre analyse a tout naturellement croisé celui de la doctrine sociale chrétienne, dont nous avons découvert qu'elle s'inscrivait dans l'exacte perspective de nos recherches. Cet enseignement, aujourd'hui largement oublié de notre société, offre pourtant une réponse pragmatique, pertinente et complète aux attentes sociétales actuelles, en particulier celles nées de la crise de 2008 — a fortiori celles de la récession qui suit la crise sanitaire du Covid-19 —, fussent-elles religieuses ou laïques. Il donne à notre recherche le sens que nous recherchions, sans pour autant nous enfermer dans le carcan de l'idéologie. Il s'agit en effet réellement d'une doctrine — au sens d'un enseignement —, de nature totalement pragmatique, qui cadre et référencie notre économie, notre société, notre politique de manière simple, claire, efficace avec les principes et les valeurs qui l'ont dessinées au cours des siècles.
Cette découverte sonne l'opportun rappel d'une vérité significative : l'économie de marché — économie libérale, anciennement économie capitaliste —, est fondée à l'origine dans la protestation réformée. Celle-ci a mis en avant la tradition judéo-chrétienne — à l'époque tenue quelque peu à distance par l'Eglise catholique —, du libre-arbitre, de la responsabilité individuelle, de l'impératif éthique et de l'engagement familial et social.
A la lumière de ce rappel, nous avons confronté le témoignage historique de la doctrine sociale de l'Eglise au devenir, dans la crise de 2008 à 2020, des principes et des valeurs qui formatent l'architecture de notre cadre de vie.
Nous avons pu établir le constat de sa pertinence et de son utilité pratique. L'enseignement social-chrétien en effet, par son pragmatisme nourri de l'expérience des crises, donne accès à la dimension universelle d'un bien qui est commun à tous les hommes, quelles que soient leurs croyances et leurs cultures, pourvu qu'ils visent au respect et à la dignité de la personne humaine et de la société.
Les crises de 2008 et celle de 2020 démontrent, de manière tragique, que notre ordre démocratique repose sur la priorité absolue d'un principe par trop oublié, celui de respect et de dignité de la personne humaine en lien avec son travail, ainsi que sur les principes et valeurs qui en découlent directement et qui sont aussi ceux de la doctrine sociale chrétienne : bien commun, subsidiarité, vérité, liberté, justice, charité. Cette rencontre de notre témoignage de vie professionnelle dans la lecture de la tension Finance - Entreprise avec celui de la doctrine sociale chrétienne nous conduit au nœud du carrefour sociétal, économique et politique de la crise actuelle.
Comme à l'époque de la Grande Révolution industrielle, ou de la Grande Dépression de 1929, la doctrine sociale chrétienne demeure une réponse universelle aux impératifs éthiques du monde occidental en crise. Telle était notre conclusion avant que n'éclate la crise du Covid-19. Cette conclusion apparaît aujourd'hui plus pertinente que jamais.
Jean-Marie Brandt
Il est Dr ès sciences économiques et Dr en théologie. Il a occupé des fonctions dirigeantes dans la banque et à l'Etat de Vaud. Il devait présenter C'est l'emploi qu'on assassine (Ed. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 2019) lors de notre lunch du vendredi 17 avril 2020.